folie à deux

Il part et revient seul. Obsidienne est ainsi, il va et vient comme l'eau sur le rivage... Tu supposes. Tu n'as jamais vu de rivage, et la seule eau que tu connais est l'eau brûlante et savonneuse des bains. L'eau chargée de lumières, de paillettes, de mensonges et de luxure, familière et enivrante des bains.

Tu attends Obsidienne depuis si longtemps que la nuit est tombée sur la ville, tu as vu aux loin les petites mains s'affairer pour éteindre les lumières, et désormais le silence se fait, entrecoupé d'échos provenant des bains, provenant de plus haut.

Comme d'habitude, lorsque tu n'as rien à faire, rien à penser, tu penses à la surface en premier lieu. Tu imagines à quoi pourrait ressembler les grandes prairies verdoyantes et les forêts sans fin que te comptaient papa. Et l'instant d'après, un éclat de voix te distrait, et tu arrêtes de penser.

Puis tu ne penses qu'à Obsidienne.

Ce qu'il fait, pourquoi est-il parti tout seul, ce qu'il pense, s'il pense à toi, s'il pense à eux, s'il va revenir, ce qui a bien pu lui arriver. Et la machine ne s'arrête jamais. Tu n'auras pas dû avaler cette pilule donner innocemment par l'une des petites mains des bains. Tu ne dormiras pas avant longtemps. Tu n'es pas trop vieux, pour ces bêtises ?

Sa silhouette apparait, tu as eu de la chance de ne pas le rater, tu as eu de la chance de viser la bonne sortie de la bonne galerie. Oh comme tu aimerais partir avec lui, veiller sur lui. Mais tu as renoncé à ce droit il y a longtemps. Quand tu as admis que la survie n'était pas en bas, que ton rôle n'était pas en bas. Tu l'observe, il a l'air éreinté, tu es radieux.

✹ Tu es fou de partir seul.

Tu ne sais pas, pour ses derniers échecs. Obsidienne ne se confie plus. Sans doute a-t-il le cœur trop brisé.

folie à deux

Ton coeur bat la chamade, et tu accuses le fait d'être loin des bains, d'être si bas. Tu n'as pas l'habitude, tu ne descendais plus depuis longtemps. Tu ne descendais plus que pour le voir, mais il était si occupé que tu ne descendais plus. Occasionnellement, vous échangiez une lettre ou deux. Ce n'était jamais facile de trouver quelqu'un pour les porter, mais tu trouvais toujours. Après tout, Eve, tu payais bien.

Il te sourit, fatigué, ton cœur se brise un peu.

Il t'invite à aller boire un verre, tu sais qu'on te regardera de travers en approchant en ville. Tu sais que ce n'est pas de ton fait, que les choses sont ainsi faites, que la ville est pour lui ce que les bains sont pour toi, et que vous ne pouvez cohabiter l'un sans l'autre, mais jamais dans le même monde. C'est ainsi, tu t'es fait à l'idée.

✹ Brièvement, si tu veux.

Tu n'oses pas dire non, tu n'oserais refuser sa présence, même pour quelques instants, avant que la vie ne reprenne son cours, dans un sens ou un autre.

✹ Je pensais prendre des nouvelles de Père, mais il n'était pas chez lui.

Jamais tu n'oserai l'appeler Papa ailleurs que dans l'intimité de vos rapports. Tu guettes une quelconque réaction qui ne vient jamais.

folie à deux

Vous êtes tout proches du bar, tu pourrais t'y glisser, probablement que personne ne te remarquerait - c'est un mensonge et tu le sais. Tu te mens à toi-même pour espérer pouvoir exister encore un peu, à ses côtés, avant de devoir prendre la fuite et t'échapper vers les hauteurs des bains.

Vous entrez. Tu observes les murs tristes, sombres et humides, tu observes la lumière faible qui vacille, à laquelle tes yeux peine à s'habituer. Cette obscurité, cette pénombre omniprésente à des airs d'Enfer pour toi. Tu te fonds dans son sillage pour essayer de te faire au plus discret possible, et lorsqu'il s'installe tu mimes ses mouvements presque à la perfection.

✹ Oui je vois -

Tu fermes ton clapet brusquement lorsqu'on vient prendre ta commande, et après un instant d'hésitation, tu te contente d'un vague la même chose, à la suite d'Obsidienne. N'es-tu pas trop vieux pour hésiter encore dans ce genre de situations ? Et pourtant, non, ce monde n'est pas le tien, il est inconnu.

✹ Ah, tu sais, ils sont dans les Bains.

Et dans les Bains, il y a bien des choses. Tu n'oses lui demander son avis pour les courants de pensées récents qui s'y baladent, et te promets de l'évoquer plus tard, loin des oreilles indiscrètes.

✹ Tu héberge quelqu'un ?

Tu n'as pas souvenir qu'il t'ai souvent éloigné autant de sa petite maison. Tu suspecte quelque chose.

folie à deux

Tu approuve en silence la question d'Obsidienne qui, au fond, n'en ai pas une. Tu voudrais lui glisser que les séparer releverait du crime, à ce niveau, mais il te prend de court quand il répond à tes interrogations, et chasse tes doutes rapidement.

Tu lui es reconnaissant de les chasser, et d'éloigner les sombres pensées qui commençaient à t'habiter. Il parle d'enfants, d'explorateur, de verger, et tu l'observes sans vraiment écouter, sans qu'il capte toute ton attention. Obsidienne est Obsidienne, il reproduit sans cesse des erreurs déjà faites, des erreurs qu'il connait par cœur et, par dessus tout l'erreur fatidique de vouloir appartenir à quelque chose. La solitude lui pèse et pourtant il s'en est paré, comme on se pare d'un épais manteau.

Tu l'observe sombrement, empreint d'inquiétude.

✹ D'accord.

C'est tout ce qui franchis la barrière de tes lèvres. Tu ne saurais le rassurer, tu n'as jamais été doué pour ça, malgré toutes les tentatives de père pour t'apprendre l'empathie et la tendresse, elle ne réside que dans tes gestes, et jamais dans les mots. Tu tends la main pour la poser sur la sienne. Le contact de sa peau est glacé et manque de te repousser mais tu tiens bon.

✹ Si tu, ou vous avez besoin de quoi que ce soit, s'il te plait n'hésite pas à me demander.

Vous avez été de ces enfants naufragés arrachés à leur vie. Malgré vous, vous l'avez su, et vous aviez dû vous construire autour de ce vide. L'un et l'autre pour le combler, vous vous étiez fondus en histoires et en inventions, en rêves et en projets. Et vous voilà aujourd'hui, à siroter une choppe de vin chaud dont l'odeur te donnait un peu la nausée.

✹ Tu me manques.

Tu avoues, froidement, sans savoir y mettre le ton. C'est sa spécialité, pas la tienne, Eve.

folie à deux

Tu ne relèves pas son ton, tu ne t'attache qu'aux mots et à leur sens brut, premier. Tu ne veux pas y penser, tu ne dois pas y penser. Tu ne dois pas commencer à douter d'Obsidienne quand tu doutes déjà de tout le reste. Tu te contente d'un sourire et d'une mine concernée lorsqu'il parle des petits, des enfants. Tu es songeur, en vérité. Tu ne sais que dire en pensant à leur situation, à la précarité de leur vie. A celle des explorateurs. A la dangerosité de la mission qui leur incombe. Ton coeur se serre mais tu n'es pas un Saint. Il n'y a rien à trouver plus bas, si ce n'est la mort et l'ennui. Tu en es persuadé. Tu ne veux pas avoir ce débat, pas maintenant, pas alors qu'il revient juste.

Vous aurez tellement d'autres occasions pour vous disputer.

Il te parle de lui et tu opines en silence. Puis il te dit que tu as bonne mine, tu rosis légèrement. Il n'est pas rare, pourtant, qu'on te fasse des remarques sur son apparence, sur ton humeur et ton état, c'est même très courant aux Bains, mais ici, il n'y a qu'Obsidienne pour te faire de telles remarques. Tu tends ta main libre et poke sa joue du bout de l'ongle, un sourire tendre et amusé aux lèvres.

✹ Je mange mieux que toi.

Tu lui soulignes que ses joues se sont creusées depuis la dernière fois, quant bien même lui essaye de se tenir en forme, tu n'imagines pas les autres. Tu essayes de pas penser à la forme presque spectrale derrière le bar, qui est probablement en train de te fusiller du regard.

✹ Tu sais quand la période des expéditions va reprendre ? La rumeurs court aux Bains que vous n'aurez pas le budget pour. Si vous avez besoin d'aide, tu peux me demander.

Tu sais qu'il se refusera à te demander quoi que ce soit, mais tu aimerais aider, à ton échelle, malgré vos différences et vos divergences d'opinion. Peut-être que l'angoisse qu'il ne revienne pas se fait plus forte ces derniers temps. Peut-être que tu réalises que personne n'est vraiment ton allié, là-haut.

folie à deux

Tu ne sais pas ce que tu dois penser, lorsque tu regardes Obsidienne. Honnêtement ? Tu n'arrives plus tellement à penser, justement. Tu l'observes sans savoir, sans réfléchir, et les pensées parasites se font la malle, soudainement intimidées par la masse hirsute de ses cheveux sombres, sans doute. Tu ne veux pas réfléchir à ce qui les éloigne lorsqu'il est là - même si, tu devines que c'est le fait de t'enfoncer dans les profondeurs qui te fait ça. Comme si c'était un peu un genre d'engourdissement.

Il te parle des petits. Ce sont des bons gamins. Tu opines, encore et encore, à peine, en silence, en essayant d'oublier tous les bons gamins qu'il y a eu avant eux, et tous ceux qui passeront après eux. C'est un cycle qui, pour le moment n'en fini pas. Tu ne veux pas penser à plus de morts, à plus de disparu. Tu ne veux penser qu'à Obsidienne. Obsidienne t'invite et tu te redresse, termine brusquement ta choppe. Tu accuseras le vin de te faire rosir s'il fait une remarque, mais dans cette quasi pénombre, tu doutes qu'il voit comme tes joues brûlent.

✹ J'aimerai, oui. J'ai beaucoup de choses à te raconter. Des choses qui ne se disent pas dans des lettres.

Ils seront tout près, tu te demande si tu les connais, si tu les as déjà vu, si le petit en a déjà parlé, s'il est devenu amis avec eux ? Tu te poses plein de question, trop de questions qui finalement finissent par ricocher et disparaître, comme les échos des cris des nosférantes.

✹ Tu devrais sûrement les prévenir, je ne vais pas débarquer maintenant. Je ne veux pas te mettre dans l'embarras.

Dans ce monde où Obsidienne a honte de toi.