C'est à peine si les gardes font attention à toi. Ces trois dernières années, ils t'ont vu passer et repasser tant de fois que cela relève de l'absurde. Tes allées et venues font désormais partie du paysage, de la routine, de l'ordre des choses. L'eau mouille, le feu brûle et l'aîné Sigismond marche, inlassable.

Pourtant tu n'as rien d'un athlète et, si ton corps s'est habitué à cette discipline (c'est marcher ou souffrir, c'est marcher ou vouloir te couper les jambes de douleur), il n'en a pas moins besoin de repos. Et tu as une vie, ici, aux Bains. Tu te souviens? Des gens à voir, des choses à faire, qui n'ont nulle valeur, nul intérêt autre que celui de conserver intact le prestige de ta famille.

Le prestige de ta famille… Heh. Encore un beau ramassis de conneries, dont tu t'enorgueillissais pourtant avant. Avant…

Un frisson, l'épuisement sans doute, ou autre chose; il faudra que tu passes chez Myosotis. La grande fontaine apparaît. C'est comme si elle avait perdu son statut de porte-bonheur depuis qu'elle a été vandalisée, tu te sens mal à l'aise lorsque tu t'en approches alors tu presses le pas, impatient de rentrer chez toi. Tu tournes au coin d'un bâtiment, vite. Quelqu'un est là; tu bondis en arrière.

– Qu'est-ce que – oh, c'est toi.

Grincement de dents. Tu n'as pas la force de sortir le masque, cette fois-ci.

– Bonjour, Eve.

innocence
eve
01.10
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Eve prend ton bras et tu te raidis et tu t'en maudis. Il te suffit de quelques pour regagner ton sang-froid, mais le mal est fait. Qu'y peux-tu? C'est viscéral. Eve éveille en toi un malaise profond, antique, qui n'a rien à voir avec la vague gêne que tu as pu ressentir à d'autres occasions, envers d'autres personnes.

– En effet, très cher. J'étais justement en train de regagner mon appartement, dont tu m'éloignes.

Tu n'avais même pas remarqué la déviation qu'il a imposé à ta trajectoire en se glissant si naturellement contre toi. Tu te sens pris au piège. Tu te sens pris sur le fait. Tu te sens pris la main dans le sac. C'est toujours comme ça, avec Eve. Tu as l'intime conviction qu'il sait. Tout.

– Je peux savoir où tu m'emmènes comme ça?

innocence
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01.10
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Oh, ce silence, ce regard, ce petit sourire en coin! Tu lèves les yeux au ciel – le plafond de la caverne, englouti par l'obscurité –, souffles du nez. Gauche, droite, un escalier dévalé… et voilà qu'il te libère enfin. Aussitôt tu croises les bras, les yeux crépitants. Là où il t'a touché, tu brûles.

– Pour être parfaitement honnête, non. La seule chose que je veux, c'est rentrer chez moi.

Tu ne bronches pas à la mention des regards sombres, mais ton rythme cardiaque s'accélère. C'est du bluff. C'est du bluff? Il sait. Il ne peut pas savoir. C'est impossible. On te l'a promis. Nerveusement tu joues avec une tresse enroulée autour de tes doigts pâles. Quel contraste entre toi si noir et Eve, créature dorée, adorée. Tu bailles sans prendre la peine de le cacher.

– Oh, Eve… Bien sûr qu'on me regarde avec intérêt.

Tu te détends, tu t'assouplis sans devenir caressant. Cela revient parfois, le relâchement, la lassitude, souvent lorsque la fatigue l'emporte sur le reste.

– De quoi t'as envie?

Si tu es bloqué avec lui, autant en profiter pour manger quelque chose.

innocence
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01.10
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Il touche à tes cheveux.

Il touche à tes cheveux.

Tu es tellement abasourdi face à l'audace du geste que tu te laisses entraîner sans opposer de résistance quand il tire; vos visages sont si proches que tu peux sentir son souffle caresser ta joue, vos visages sont si proches que plus rien n'existe que le vert de ses yeux. Ses mots font comme mille éclats de glace logés dans ta peau.

Pour ajouter l'injure à l'insulte, sa brusque tape te désarçonne et tu trébuches en avant. Voilà que tes joues déjà pâles sont tout à coup de craie; dans tes doigts, un picotement familier que tu chasses en plantant tes ongles dans tes paumes.

– … La seule chose qui me fasse envie, là, tout de suite, Eve, c'est d'écraser mon poing dans ta sale petite gueule de rocdentia.

Au fond de ton estomac c'est une lutte à mort.

– Bien sûr je n'en ferai rien. Tu as assez de force pour m'envoyer à la clinique. Ou directement chez le recueilleur de la Ville, gardes-tu pour toi. Il ne faudrait pas non plus lui donner des idées. Alors va pour du raisin.

innocence
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01.10
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Pourquoi restes-tu, Sigismond? Rien ne t'oblige à supporter la présence d'Eve, son insolence, ses moqueries, ses menaces voilées. Ce n'est même pas qu'il t'énerve: il te dégoûte. Il s'ennuie donc à ce point, pour continuer ainsi à jouer avec toi? Et toi, tu t'ennuies donc à ce point, pour le suivre jusqu'à cette table qui croule sous les fruits?

À sa remarque sur les combats tu fronces le nez. Ce genre de "divertissement" t'irrite, tu n'en tires aucun plaisir.

– Ils se lasseront.

Eve emporte une grappe de raisin blanc, tu jettes ton dévolu sur du raisin noir. Tu t'assois de mauvaise grâce, aussitôt un fourmillement remonte dans le creux de tes genoux. Tu prends sur toi.

– Comme si ça t'intéressait.

Comme si il ne savait pas déjà.

– Je suis descendu en ville hier parce que je voulais retrouver un explorateur. Ça a été plus facile que prévu. Et aujourd'hui…

Le grain de raisin explose entre tes dents, l'amertume de la peau, des pépins se mêle au jus sucré. Ils sont bons, mais moins que quand il te propose de les goûter, debout entre les vignes, avec l'odeur de la terre humide qui montre entre vous.

– Et aujourd'hui je n'ai pas la tête à faire des devinettes. Tu ne veux pas me dire ce que tu me veux une bonne fois pour toutes, qu'on en finisse et que je puisse rentrer chez moi? Je suis sûr que tu as bien mieux à faire de ton côté aussi.

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Tu ne t'en vas pas. Pas tout de suite. Tu restes assis malgré le supplice qui te ronge, picorant ta grappe de raisin, et tu fixes Eve avec des yeux à demi clos dont le violet boit l'encre et s'alourdit. Enfin tu soupires, cela rompt l'enchantement; tu te relèves en gémissant d'aise, tu étires tes bras loin au-dessus de ta tête comme si tu cherchais à repousser le plafond de la caverne, comme si tu cherchais à agrandir le monde…

– Je ne me sentais pas retenu.

En présence d'Eve, tu te sens toujours coupable de quelque chose. C'est un je-ne-sais-quoi dans son aura, son attitude, sa façon de te regarder qui te fais te sentir ouvert, transparent. Mais cette impression n'est que cela, une impression: Eve ne sait rien de toi, tu ne sais rien de lui.

– Tu veux que je te confie quelque chose, Eve, histoire que tu ne rentres pas bredouille? Je suis resté parce que j'en avais envie. Tu as beau être odieux, ta compagnie reste la plus agréable qu'on trouve par ici. Au moins, avec toi, les choses semblent vraies.

Trois ans auparavant, vous étiez indifférents l'un à l'autre. Depuis ton accident, toutefois, il devient de plus en plus difficile de vous ignorer. Comment interagissent deux singularités?

– Si tu me cherches, tu sais où me trouver. Je suis partout. Et promis, je serai sage.

Vous savez l'un comme l'autre que c'est absolument faux.

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