BB-4 s'empresse de rentrer, ce soir-là, en pleine nuit. il avait dû rester plus longtemps que prévu, alors il court presque en quittant les Bains, les yeux rivés sur le sol, de peur de voir quelque chose qui pourrait l'interrompre dans sa course jusqu'à son appartement.

comme d'habitude, quand il finit tard, il se dépêche toujours de rentrer. il pense déjà à se mettre au lit, il y a pensé toute la journée. dès le premier coup de pelle dans la pile de charbon à jeter dans les fourneaux, il sentait son corps plus faible qu'à l'habitude, et rêvait du moment où il pourrait fermer les yeux et sombrer, loin du bruit, loin de la chaleur, loin de la vapeur. il pense à la chaleur des bougies, à celle du corps de sa sœur.

elle n'est plus là. elle ne l'attend pas.
... pourquoi est-ce qu'il court, déjà ?

brusquement, il s'arrête, et reprend sa route en marchant plus lentement. la fatigue de la journée le frappe soudainement de plein fouet. il relève enfin les yeux, et voit les réverbères déjà tous éteints.

BB n'est plus si pressé de rentrer. il n'est pas pressé du tout, même. rien ne l'attend à la maison, rien d'autres qu'un matelas dur et des couvertures froides, que personne n'aura réchauffé pour lui. comme toujours, hors de la chaufferie, il tremble de froid. ses dents claqueraient presque, mais il n'a plus l'énergie pour rentrer rapidement. alors il marche, un peu abattu, couvert de sueur et grelottant. il irait bien boire un verre quelque part, mais tout le monde dort, à cette heure-là. tout le monde sauf... sauf cette silhouette bien plus grande que lui, qui avance tranquillement, et qu'il reconnait de dos.

il doit déjà être repéré depuis longtemps, il ne sait pas être aussi discret que le falotier si habitué aux ombres. ça ne l'empêche pas de s'annoncer à voix haute, en claquant l'épaule de RE-7.

hé bah, Ré ! sa voix est un peu trop forte pour le calme des ruelles, la chaufferie commence à l'assourdir, mais il n'y fait pas attention, encore en train de préparer un mauvais coup ?

il n'a pas besoin de grand-chose, juste d'une réponse, de quelques pas faits l'un à côté de l'autre. juste un petit rien pour ne pas se sentir seul.

il doit être très tard, si RE-7 a déjà terminé son travail. BB-4 sait rarement quelle heure il est. il sait quand il faut aller au travail, quand il peut rentrer, et devine tout ça avec la lourdeur de ses paupières et la tension dans ses épaules.

il doit être très tard, pour qu'il ne se rebelle pas en entendant le surnom ridicule que Ré aime lui attribuer. le tout ponctué d'un bras posé nonchalamment sur ses épaules, ça mériterait bien un coup ou deux, pas trop fort, juste assez pour grogner et se plaindre. ça mériterait peut être même plus, mais ce soir, BB n'a pas envie de se mettre en colère. il est juste... fatigué. il répond simplement, sans même une pique. il ne faudrait quand même pas que l'eau des thermes soit trop froide... il sourit, il a tant répété cette phrase pour justifier ses horaires de travail qu'il ne sait même pas s'il y croit ou s'il blague.

c'est presque sympa, au final, d'entendre l'autre ricaner et faire l'innocent. c'est presque accueillant, qu'il propose de le ramener chez lui.

ça marche vraiment, ce truc-là ? BB demande presque sincèrement en plissant le nez. il sait plus ou moins que Ré a quelques ex dans la Ville, sans trop s'être posé de questions dessus. il voudrait balayer tout ça, lui faire une tape amicale sur l'épaule et déguerpir chez lui, là où elle l'att- ...

il n'y a personne à la maison. c'est encore si récent qu'il continue de l'oublier, ou peut-être qu'il n'y arrive pas.

il n'y a personne à la maison, personne d'autre que des cendres froides, des bougies éteintes et les draps qu'il a laissé défaits le matin même, quand Ré commençait sa tournée d'allumage. il y a comme un vide, là où le bras de Ré s'est retiré. elle ne sera pas là pour se blottir contre lui en parlant de sa journée. et si elle rentrait ce soir, et qu'il n'y était pas ? et si elle était déjà rentrée ? et si... ?

bon, pourquoi pas. il coupe court à ses interrogations, et regarde le sol. il n'a pas envie d'admettre qu'il redoute la solitude. c'est pas une embuscade, hein ? nouvelle tape sur l'épaule, même si le cœur n'y est pas tout à fait.

une autre soirée, dans d'autres circonstances, BB-4 se serait battu avec RE-7, pour tout ce qu'il lui fait là. pour le bras sur ses épaules, pour le coup de coude, pour le surnom.

mais c'est ce soir-là, qu'il le croise, et pas un autre. alors il grogne, marmonne dans sa barbe, mais ne répond rien, et ne serre pas les poings. il le suit sagement, et écoute. il n'aime pas la nuit, il n'y a plus aucun bruit, plus rien, et ça lui rappelle qu'il est seul. à la chaufferie, au moins, il y a toujours du monde, et s'ils ne peuvent parler, la vapeur qui s'échappe parfois siffle et hurle pour eux. ... mais pourquoi il y travaille, Ré lui demande, et lui se demande aussi, d'un coup.

tiens, oui, pourquoi, BB ? c'est un sale boulot, mais il faut le faire, il répond d'abord machinalement en haussant les épaules.

ça, c'est la réponse toute prête. la réponse facile. celle qu'on se répète le matin quand on n'a pas envie de se lever, celle qu'on se répète en soirée quand on a envie de partir et de tout lâcher. c'est ce qui fait tenir jusqu'au bout, et y retourner le lendemain, ça et la faim qui creuse les boyaux.

BB penche un peu la tête sur le côté, c'est une vraie question, qu'on lui pose, et ça le pousse à réfléchir. ses méninges sont un peu rouillés, il y a quelques toiles d'araignées, on ne lui a jamais dit de réfléchir, après tout. pas besoin de penser, pour tenir une pelle et enfourner du charbon dans les grandes flammes des entrailles des Bains. et il y retourne. chaque jour, sans en rater un. est-ce que c'est pour ça, qu'il y reste ? car on ne lui demande rien d'autre que ses muscles et son endurance ?

je sais pas trop. c'est pas mon fort, de réfléchir, et au moins j'en ai pas besoin, là-bas. il y a autre chose. ma Mère voulait qu'on aille aux Bains.

il continue d'avancer, mais ne prête pas attention à la rue qui les entoure, aux bruits de leurs pas et des rocdentia qui doivent chercher des miettes. il pense à la chaufferie, aux hurlements de la vapeur, si dangereuse, qui attend la moindre défaillance pour vous brûler. il pense à ses collègues, le dos plus ou moins courbé, selon s'ils ont commencé avant ou après lui. et depuis des années, au son rythmique de leurs pelles qui s'enfoncent dans les piles de charbon, il pense aux fêtes qui se déroulent au-dessus de leurs têtes.

c'est plus fort que lui.
il aimerait en être. il préfère s'épuiser à son labeur qu'en être.
il ne sait pas. il veut être proche de tout ça, c'est tout.

elle pensait pas comme ça, mais... je peux pas faire mieux. les forgerons ne font pas que taper bêtement sur le métal, les paysans ne font pas que creuser la terre, je pourrais pas. ... comment tu fais, toi, pour pas te rater et te réveiller à l'heure pour tout allumer et tout éteindre ? est-ce que c'est vraiment mieux, le travail de Ré ? est-ce qu'il pourrait vraiment faire quelque chose de mieux, lui ? il n'y croit pas.

comme ces immondes petits papillons bruns qui se dansent autour des flammes, il veut au moins être près de la fête, à défaut d'y participer.

est-ce que c'est si terrible que ça, les Bains ? ça n'est pas terrible du tout pour les élevés, non, bien au contraire. est-ce que ça l'est tant que ça, pour les employés ?  BB-4 réfléchit. ça lui arrive peu, mais il fait des efforts, en écoutant RE-7 lui raconter son train de vie.

maintenant que je sais ça, je vais enfin pouvoir dormir sur mes deux oreilles, dit-il en souriant et en faisant attention de parler un peu plus doucement. pourtant, ce n'est pas de la faute des veilleurs, si des catastrophes arrivent en pleine nuit. ce n'est pas la faute des gardes non plus. parfois, les maisons s'effondrent, et c'est comme ça. on déblaie le lendemain, et on commence de reconstruire le surlendemain.

parfois, des gens disparaissent.

Ré a l'air de prendre son travail très au sérieux, même si de prime abord il n'a pas l'air la personne la plus fiable du monde. alors BB lui fait réellement confiance, au moins pour allumer et éteindre les lampes. il ne lui confierait peut-être pas quelque chose de précieux, mais qu'est-ce qu'il aurait bien de précieux sur lui, de toute façon ? il fait réellement assez confiance aux autres habitants pour dormir profondément, et c'est tout ce qui compte.

est-ce que ce serait mieux, de travailler pour la Ville ? oui, peut-être. mais après des années à suer comme un bœuf pour les Bains, il ne saurait vraiment pas quoi faire. il ne sait pas s'il serait capable de faire autre chose, et qui paie aussi bien que les élevés ?

tu penses vraiment ? ils ont du faire quelque chose, pour avoir des vies si faciles, et on ne s'en souvient juste plus, nan ? il ne se souvient même plus vraiment de ce qu'il a fait la semaine dernière, alors comment savoir ce qu'on fait les familles les plus privilégiées, il y a des décennies ? de toute façon, ça me rapporte de quoi me chauffer et nourrir ma- me nourrir. c'est déjà mieux que la moitié des habitants, si on compte tous les fous des Premiers Pas.

ce qu'il garde pour lui, ce qu'il ne compte pas dire, c'est qu'il a encore moins envie de changer de travail maintenant. sous Terre, le labeur dure du matin au soir, quel que soit le métier que l'on a trouvé. être employé aux Bains, ça lui laisse le temps de traverser les Premiers Pas deux fois par jour, en allant travailler et en rentrant, de quoi jeter des coups d'œil un peu partout et demander aux prétendants si personne n'aurait vu une jeune fille brune pâlotte et un peu frêle qui lui ressemble.

ça lui laisse aussi le temps de laisser trainer ses oreilles, et de poser des questions aux autres employés, pour savoir si un élevé ou un autre semble un peu trop louche.

je suis sûr qu'elle est là-bas, ça lui échappe tout bas. gêné, il détourne immédiatement le regard.

BB-4 ne sait pas pourquoi les élevés existent, pourquoi il y a une telle différence entre "nous" et "eux". RE-7 a l'air d'avoir déjà une réponse toute faite, mais ils n'ont pas eu la même vie ni les mêmes expériences, alors il a du mal à comprendre le point de vue de son compagnon de marche. a-t-il déjà entendu la musique qui s'écoule parfois des étages supérieurs et résonne dans les entrailles de la chaufferie ? a-t-il déjà senti tant de saveurs que la tête nous tourne et que l'on n'arrive même pas à savoir à quoi ressemble la nourriture servie quelques mètres plus haut ? partagé entre envie et méfiance, il ne veut pas les défendre plus, mais n'ose pas encore les accuser trop ouvertement. il hoche juste la tête, oui, il fera attention.

quand Ré propose de demander un peu autour de lui, BB est étonné.
tu ferais ça ? il est sincèrement un peu touché. ici, la vie est si dure que la plupart ne pensent qu'à leur famille, ou même juste à eux. BB était lui-même ainsi, éreinté par le travail, il n'avait que peu de temps pour penser avant de s'effondrer sur son lit, et il gardait ces quelques instants pour les siens. mais ils ne sont plus là.

il est un peu gêné, aussi, car même si ce ne sont peut-être que des paroles dans le vide pour Ré, il ne pensait pas qu'il propose de faire quelque chose. merci, il finit par dire doucement, en détournant le regard. il sera moins rude avec lui, la prochaine fois qu'ils se croisent, en guise de remerciement.

et puis, la fatigue prend le dessus sur tout. il n'a pas le luxe d'avoir des émotions trop longtemps, BB-4.il hausse à nouveau les épaules. peut être que c'est juste une nosférante affamée. il y a d'autres personnes qui ont disparu, de ce que j'ai compris.

alors ? est-ce que c'est à cause des élevés débauchés ? des monstres échauffés et voraces ?
il ne fait pas plus confiance à l'obscurité qui abrite des bêtes sauvages qu'à ces êtres pâles et trop minces qui sillonnent parfois les rues des premiers pas, comme pour se pavaner.