c'est un sale boulot, mais le faut le faire... BB-4 repense à sa dernière discussion avec l'allumeur de réverbères de son quartier, en sortant des Bains par la porte des employés. transpirant et pourtant grelottant, couvert de gouttes de sueur noires, souillées par la poussière de charbon.

aujourd'hui, il y avait eu une grande réception dans la Salle de Bal, le genre que personne ne voudrait manquer, apparemment, assez pour que les thermes soient presque abandonnées, et que l'on n'ait pas besoin d'autant d'employés pour maintenir la température de l'eau. les Bains ne dorment jamais, mais ils changent toujours, et chaque journée est différente.

la lumière du jour factice des Premiers Pas est bien pâle, comparée aux flammes aveuglantes des chaudières.

BB redescend l'artère principale sans se presser, en mangeant le reste de sa ration de pain de la journée, qu'il avait gardée pour le chemin du retour. c'est du pain gris, un peu dur et sec, mais qui remplit bien l'estomac après les efforts de la journée. il lui reste de longs moments avant que les lumières ne soient éteintes, alors il mache tranquillement en regardant les prétendants, le nez plissé. il cherche une chevelure noire familière, sans beaucoup d'espoir.

il en voit une autre, tressée, perchée sur une gigantesque silhouette fine.
on dirait que l'homme est prêt à s'effondrer et succomber de la faim.
il est beau, il est laid.

BB n'est qu'un simple pelleteur, mais il a assez entendu parler de ce géant qui semble si fragile. il a entendu des louanges, des compliments, de l'attente et de l'excitation.

d'une bouchée, il termine sa collation, et ose s'approcher. il est obligé de lever la tête, mais détourne vite les yeux en croisant le regard violet. ses mains sont aussi moites que dans la chaufferie. excusez-moi... sa voix est trop forte, il est habitué à devoir parler par-dessus le vacarme de la chaufferie, mais il n'y a aucune animosité. partie, la rage qui enflamme ses injures au fond. partie, la colère qui déborde dans ses mots. elles restent tapies au fond de ses tripes. il brûle de l'intérieur, mais ne sait plus si c'est de la haine ou de l'envie. est-ce qu'il y a une différence ? c'est la même chaleur qui le met si mal à l'aise.

j'aimerais vous demander quelque chose. aux Bains, on ne demande rien. aux Bains, on baisse les yeux, si l'on a le malheur de croiser un de ces fous qui pourraient vous faire regretter d'être né pour un simple faux pas. pourtant, il ose. il veut savoir.

le regard que reçoit BB-4 ne trahit rien. le tutoiement n'est pas étonnant, mais ça gratte un peu. ça démange, ça réchauffe les joues,
et puis.

c'est tout ce qu'il est. c'est tout ce qu'il mérite. ça lui revient, là.

BB-4, il répond, gêné d'être rappelé ainsi à leurs conditions, à celles de celui qui a un nom, et celui qui a un matricule. celui qui regarde de haut, et celui qui baisse les yeux.

comment formuler sa demande ? tout paraissait si simple, et puis tout s'est soudainement compliqué. au fond de la chaufferie, on oublie presque à quel point les élevés culminent. on ne les voit pas, on les imagine simplement se prélasser dans l'eau chaude qui passe dans les énormes tuyaux que l'on a sous les yeux, c'est tout.

on ne les imagine pas ainsi, pas aussi grands, supérieurs, hautains. au final, avec la fatigue et la vapeur qui aveugle, on pense à peine à eux. pourtant, ils le sont. il l'est, là, celui-là, et il doit pourtant se penser grand prince en disant qu'il l'écoute.

comment lui dire ? les mots sortent, difficilement, maladroitement. je sais que vous connaissez presque tout le monde, là-haut et ici. connaissez-vous un dessinateur ? est-ce qu'il doit tout lui expliquer ? est-ce qu'il en a quelque chose à faire ? BB-4 doute, mais il s'explique. ma sœur a disparu, j'aimerais que quelqu'un fasse son portrait. inconsciemment, il relève les yeux, et fixent enfin ceux de l'Autre.

qu'est-ce qu'il y cherche ? une lueur de reconnaissance ? de la culpabilité ?
il veut juste une réaction.

l'étonnement que reçoit BB-4 le fait se sentir encore plus minuscule qu'il ne l'est déjà, à côté de cet élevé maigre à en tomber malade et qui domine pourtant et paraîtrait presque plus fort avec des épaules moins larges. il l'est, quand il s'agit de conversation et de mondanité. il s'impose et c'est à lui de poser les questions, pas à ce pauvre habitant écrasé tant par son labeur que son statut.

il ne comprend plus ce qui lui a pris, d'avoir osé lui adresser la parole.
quelle folie, de les admirer. est-ce que c'est pour ce crime-là, que sa sœur n'est pas rentrée ? penser à elle lui redonne assez de courage pour oser continuer de soutenir le regard de l'homme et lui répondre.

elle a disparu ici, je voudrais montrer son portrait aux prétendants pour savoir s'ils l'ont vue. cela lui paraissait très raisonnable, mais maintenant il doute de tout. tout semblait pourtant si bien réfléchi dans sa tête jusque-là... il avait passé des journées de travail à se demander comment procéder et à rassembler l'audace nécessaire pour oser adresser la parole à un élevé en public. alors il s'accroche, et continue. je décrirais son visage au dessinateur. je le vois dès que je ferme les yeux.

il ne sait pas ce qu'il recevra, du dédain, d'autres questions ? il ne sait même plus ce qu'il veut.

ils sont si compliqués... il pensait simplement recevoir un nom, et c'est devenu un interrogatoire, à ses yeux. est-ce qu'ils font toujours la conversation ainsi, dans les Bains, pendant qu'il chauffe leur eau ?

très bien. les mots tombent comme un couperet. très bien, la conversation s'arrête là. BB-4 recule d'un pas. "il regardera". "il devrait aller voir les explorateurs".

il n'en veut même pas vraiment à cet homme, il s'en veut surtout à lui d'avoir espéré quoi que ce soit. ils sont tous oisifs et ont la vie entière pour s'adonner à toutes les formes d'arts et de plaisirs, et il ne connait personne capable de dessiner ? leur mode de vie est un plus grand mystère qu'il ne s'imaginait. n'ont-ils jamais gribouillé des monstres terribles aux dents acérées dans la terre meuble, avec un bâton ? n'ont-ils jamais attrapé un petit morceau de charbon pour décorer les murs de leur chambre de symboles vides de sens, avant de se faire violemment disputer pour avoir gâché un morceau de leur précieux chauffage ?

comment vivent-ils, là-haut ? comment élèvent-ils leurs enfants, et comment jouent-ils avec leurs frères et sœurs ?

mais ce qui suit est peut-être encore pire. le monde flâneur des Bains l'étonne, mais celui désespéré des Premiers Pas est encore plus complexe. comment ça, il ne faut pas que les autres sachent qu'il a proposé de se renseigner ? est-ce qu'ils savent, que les élevés ne tiennent pas leurs promesses ? ... sûrement pas, non.
mais devoir s'excuser, s'excuser de l'importuner ?

c'est trop. BB-4 recule encore d'un pas, et crache par terre. vous auriez pu me dire tout de suite de dégager, si vous ne comptiez pas me répondre. il sous-entend tout de même que l'homme l'a moins aidé qu'il ne l'a réellement fait, comme suggéré. inconsciemment, il obéit encore.

à ces mots, il repart en courant jusque chez lui, et ne se retourne pas avant d'avoir claqué la porte derrière lui