Perdu dans ses pensées, NY-6 plie les grandes couvertures qu'il laissait sécher derrière sa maison depuis quelques jours. Le geste est machinal, il les empile dans un grand panier. La nuit a été difficile, comme toutes les autres depuis quelques semaines. Il ne dort que d'un seul oeil, et il n'arrive plus à rêver. Les premières nuits après la disparition de Kat, tous les rêves tournaient autour de cet instant terrible où la créature ailée lui a arrachée son frère. Mais désormais il n'y a qu'un noir profond et bruyant, comme une acouphène. Il préférait encore les cauchemars: au moins il pouvait toujours le voir.

Le bruit de la cloche à sa porte l'extirpe de sa torpeur. Il pose la dernière couverture sur la pile et se dirige vers la porte d'entrée, mais devine par la voix l'identité du visiteur bien avant de l'apercevoir.

Zef. NY-6 ne parvient pas à lui sourire, ni même à le regarder directement. Il mets de l'eau à bouillir sur le feu pour lui servir un thé. Qu'est-ce qui t'amène, tu as besoin de quelque chose?

Sa présence aujourd'hui est plus douloureuse que toutes ses précédentes visites depuis son départ vers les Bains. Leur lien, le lien qui les maintenait tous les trois est plus affaibli que jamais sans Kat.

Il ne veut pas être celui qui doit le lui annoncer.

NY-6 lâche un hm, mi-étonné mi-sceptique. Il pose le contenant de feuilles de thé sur sa table de cuisine et observe Zef discrètement, qui agit toujours avec familiarité chez lui, comme s'il n'était jamais parti.

Dix ans déjà qu'il a laissé la Ville derrière lui et il vient encore leur rendre visite régulièrement. Souvent pour le boulot mais pas que, NY-6 le sait bien. Il a cru que les Élevés allaient le changer, et il le croit encore. Kat ne se gênait pas de se moquer gentiment de lui chaque fois qu'il devait admettre qu'il avait eu tort jusqu'à présent.

Nysis se crispe lorsque Zef lui avoue avoir vu Lenne la veille, et reste silencieux un long moment. Tu es désolé? Ça sonne comme un reproche. Il relève la tête pour le regarder, sourcils froncés, affichant un air presque indigné. Il ne doute pas une seconde de la sincérité de Zef mais sa tête s’embrouille. Il a l’impression d’entendre les voisins, le chef de la caserne, Nosférante, la vieille HG-1 qui lui offre des fleurs volées aux vergers. Tous ces gens qu’il connaît, de près ou de loin, mais qui lui sont aussi étrangers.

Zef n’est pas un étranger, il connaissait Kat presque aussi bien que lui, Lenne et Lysq. Ils n'ont pas à être désolé l'un pour l'autre. NY-6 soupire et se laisse tomber sur une chaise.
Je sais pas ce que Lenne t'a raconté, mais j'ai pas besoin d'être réconforté. Je sais ce qu'il pense, ce que vous pensez tous. Nysis aurait envie de discuter simplement avec son ami, savoir comment il va, mais il ne peut s'empêcher d'être sur la défensive.

Le regard de Nysis devient noir, probablement le regard le plus mauvais qu'il lui ait jamais porté. Ne me parle pas comme à un enfant, ZF-8. Il repousse ses mains et se relève pour s'éloigner de quelques pas. Il ne l'avait pas appelé comme ça depuis le jour où il lui avait annoncé son départ pour les Bains.

On ne sait rien de ce qu'il s'est passé, et je ne vais pas l'abandonner. TOUT EST DE MA FAUTE.
NY-6 n'a pas envie de s'expliquer, mais il est persuadé que Kat aurait pu trouver un échappatoire. Ça ne peut pas être autrement. Un jour il se réveillera de ce cauchemar, NR-4 sera à la maison, comme si rien n'était arrivé. Ça ne peut pas se terminer ainsi.
Il le revoit assied à cette table, racontant à Zef la fois où il s'est fait subtiliser une miche de pain, sans jamais apercevoir le voleur, les yeux ronds comme des billes tant il était estomaqué. NY-6 leur cuisinait un repas de poulet (un poulet entier!), pommes de terre et champignons. Ils avaient travaillé fort pour ce repas, et Kat était si content de manger avec Zef de nouveau, malgré la mésaventure avec le pain.

L'eau pour le thé commence à bouillir. Nysis relève les yeux vers ZF-8, de l'autre côté de la pièce. Si tu n'as rien de mieux à me dire, sors de chez moi.

Nysis reste silencieux, un silence qui s'étire pendant de longues secondes, seulement occupé par le bruit de la vapeur qui s'échappe de la bouilloire et les voix des gens qui passe devant la maison. Il observe Zef et sa moue déconfite par leur conversation qui a escaladé négativement très rapidement. Bien sûr que non, il ne veut pas le mettre à la porte. Nysis ne peut s'empêcher de craindre que si ZF-8 passe par cette porte, là, maintenant, il ne le reverra plus. Et il ne veut pas perdre quelqu'un d'autre sur des mots si durs.
Tout ce que NY-6 désire
c'est qu'ils cessent de lui marteler la tête
avec la mort de Kat
c'est tout simplement insupportable

Tu sais que j'y pense tout le temps? Ce qu'il s'est passé ce jour là, ce que j'aurais pu faire différemment. Comment je me suis senti impuissant alors qu'il s'éloignait dans les airs. et la peur que j'ai eu à l'idée d'entrer à sa recherche dans ces cavernes, l'effroi ressenti en fixant cette noirceur enveloppante. La seule chose qu'il me reste, la seule chose que je peux faire maintenant, c'est de remuer toute la Ville pour qu'on le cherche. Mais personne n'écoute, on ne fait que lui fermer la porte au nez en supposant que son frère est mort de toute façon. Alors oui, si la seule raison de ta présence ici est de me convaincre de quoi que ce soit concernant la disparition de Kat, va-t'en.

C'est un combat perdu d'avance.